Pratiques interculturelles en milieu hospitalier
Déshumanisation et déculturation en milieu hospitalier
L’hôpital occupe une place à part dans nos existences. La plupart d’entre nous, nous y sommes nés et nous y mourrons. Entre ces deux termes, nous sommes amenés à le fréquenter régulièrement au cours de notre vie. C’est un lieu névralgique où se concentrent les extrêmes en termes d’affects : souffrance et guérison, espoir et crainte, abattement et sursaut vital, réduction du corps à l’organique, soumission aux machines, affolement de l’imagination, gratitude envers le personnel ou révolte contre l’institution, se succèdent avec un tempo et une intensité difficilement supportables.
Le paradoxe tient au fait qu’à l’hôpital le facteur humain y est central pour les patients mais reste trop souvent marginal pour les médecins. L’exercice du pouvoir dans une structure à forte distance hiérarchique, l’omniprésence de la technologie et de la chimie et la banalisation de l’acte médical ajoutent pour le patient à l’épreuve de sa maladie l’épreuve de son passage à l’hôpital. Dans un entretien à l’occasion de la sortie de son livre « Cancer : le malade est une personne », Antoine Spire, ancien directeur du département « recherche en sciences humaines » de l’Institut National du Cancer, affirme ainsi :
« Plus les progrès avancent, plus on traite les patients en oubliant que le soin est une alliance de ces techniques et d’une réelle prise en compte de l’être dans sa singularité. Nous ne souffrons pas tous de la même manière car notre histoire et notre vécu sont aussi déterminants. »
S’il y a des déficiences dans la prise en compte du facteur humain, il en va très logiquement de même dans la prise en compte du facteur culturel. Quand Antoine Spire plaide pour l’intégration des sciences humaines dans la formation des médecins, il mentionne l’ethnologie parmi celles-ci : « Je pense qu’une formation en psychologie, ou ethnologie, voire même à la philosophie est essentielle, car se confronter à la souffrance et à la douleur de l’autre est difficile. »
Dans sa réponse aux critiques d’Antoine Spire, le Dr Frédérique Maindrault-Goebel, oncologue à l’hôpital Saint-Antoine, rejette précisément cette discipline sans expliquer pourquoi : « La philosophie pourrait sûrement apporter quelque chose, l’ethnologie moins. » Mais, elle ajoute cependant : « De fait, les études de médecine devraient comporter plus de réflexion sur la dimension relationnelle. » Or, qu’en est-il de cette dimension relationnelle lorsqu’elle met en scène des acteurs de cultures différentes ?
En lisant cet échange de points de vue qui date de décembre 2010, on mesure combien cette dernière question demeure un impensé dans le milieu hospitalier français. D’autres pays n’ont pas cette pudeur, ils ont pris une grande avance sur la France au sujet des enjeux interculturels à l’hôpital. Je prendrai deux exemples proches de la France : la Belgique et la Suisse.
Le dispositif belge de médiation interculturelle
La réflexion des Belges a été initiée dès 1990 avec la publication du rapport du Commissariat Royal à la Politique des Immigrés, qui propose une approche en termes de santé publique des populations issues de l’immigration. Ce rapport soulève la question de l’inégal accès aux soins de santé en raison des inégalités sociales, non seulement économiques mais aussi liées à la méconnaissance de la langue du pays d’accueil.
Le déficit de communication entre patients d’origine étrangère et soignants belges entraîne des difficultés pour mettre en œuvre le protocole thérapeutique, mais aussi des conflits culturels auxquels le personnel n’est pas habitué. Il faut replacer la réflexion belge dans le contexte d’une diversification inédite des populations immigrées, sachant qu’actuellement on entend jusqu’à 80 langues différentes dans un hôpital bruxellois. Les Belges ont donc anticipé sur cette complexification avec une première expérience de médiation interculturelle dans les hôpitaux menée de février 1997 à décembre 1998.
Cette expérience s’étant révélée concluante, le gouvernement a mis en place une réglementation afin d’aider les hôpitaux souhaitant engager un médiateur interculturel. Cette démarche a été généralisée avec le vote d’une loi visant à garantir les droits des patients, adoptée par le Parlement belge le 20 juillet 2002, et entrée en application le 6 octobre 2002. L’article 5 de cette loi stipule que chaque patient a droit à la prestation de soins de santé de bonne qualité, et que « ce droit implique aussi que les valeurs culturelles et morales et les convictions philosophiques et religieuses des patients doivent en tout temps être respectées ».
A titre d’exemple, en mars 2001, il y a eu 1737 interventions des médiateurs interculturels pour la seule partie francophone de la Belgique. Les principales nationalités concernées étaient alors : marocaine, turque, italienne, russe, bulgare et albanaise — mais la catégorie « divers » totalisait 27,6 % des interventions. En 2004, on comptait en Belgique 63 médiateurs interculturels dans 50 hôpitaux. En 2006, ils étaient 73. En 2005, il y a eu 66.000 interventions en médiation interculturelle (contre 20.000 en 1999 et 62000 en 2004), dont :
- 63 % pour des problèmes d’interprétariat
- 33% pour des patients d’origine marocaine
- 30% pour des patients d’origine turque
- 24% pour un entretien de soutien
- 8% pour des problèmes de décodage culturel
- 8% pour la défense de l’intérêt du patient
- 3% pour une médiation de conflit
Voici quelques témoignages des équipes d’accompagnement interculturel de l’hôpital psychiatrique Jean Titeca et de l’hôpital pour enfants Reine Fabiola (ici, en pdf) :
« Le médiateur est rassurant pour les membres de la famille, qui se disent : «toi, tu vas comprendre, tu es de notre culture». Ils se permettent de dire ce qu’ils tairaient au psychiatre, par crainte de passer eux aussi pour des fous ! C’est alors à moi de leur dire que les intervenants sont capables d’entendre cela. » (Malek Amrouni, médiateur interculturel en psychiatrie)
« Il ne suffit pas de traduire, c’est vraiment une question culturelle. Par exemple, dans les entretiens avec les parents, en Belgique, seul le médecin est généralement présent. Dans d’autres cultures, plus nombreux sont les intervenants, mieux la famille se sent reconnue, prise en considération. Donc parfois on est cinq ou six autour des parents. Au début, les médecins disaient : « non, ça fait un peu tribunal »… Pas du tout ! Pour les parents, ça veut dire que beaucoup de gens sont là pour eux. » (Claire Van Pevenage, psychologue). Lire la suite de l’article…